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Morte e vida

10 Décembre 2015 , Rédigé par Passerelle

Depuis le 13 novembre, comme tous les Français de métropole et d’ailleurs, je suis sous le choc, et je continue à vivre.

Choquée par la violence inédite, la barbarie et la haine, le massacre de l’innocence, l’atteinte délibérée aux symboles d’une jeunesse. Saturée d’informations, de lectures, d’opinions, de réflexions. J’ai eu besoin de quelques jours pour arriver à poser des mots sur ce qu’il vient de se passer, et rapporter un peu de la perception que les gens en ont, ici, au Brésil.

Le fait d’être loin m’a épargné le climat émotionnel si fort qui s’est emparé de la France ces dernières semaines. En janvier dernier, lors des attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo, j’étais en plein dans la tourmente, avec la responsabilité d’en discuter avec mes élèves : débats en salle de classe, parfois agités, entre des adolescents apeurés, des musulmans craignant les représailles, d’autres, bravaches et provocateurs, justifiant les actes des terroristes, nécessité de rappeler les valeurs de notre république, discussions avec mes collègues enseignants en salle des profs...

Aujourd’hui, je suis déchargée de cette responsabilité, et c’est à moi-même que je dois tenter d’expliquer les faits. Et aux nombreux Brésiliens qui, pleins de sollicitude, me demandent des nouvelles de ma famille et expriment leur tristesse face à cette attaque contre un pays distant géographiquement, mais dont ils se sentent culturellement encore proches.

En même temps, la vie continue. Pour nous, Français, de métropole et d’ailleurs ; pour les Parisiens et Franciliens, en particulier, qui apprennent à juguler leur peur face aux menaces écloses à chaque instant ; pour les Brésiliens, qui côtoient la mort de si près, si souvent.

Car au Brésil, les armes à feu font chaque jour presque autant de morts que les seuls attentats du 13 novembre à Paris. Loin de moi l’idée de minimiser l’intensité dramatique de cet événement, que je condamne férocement, mais plutôt celle de la mettre en perspective avec la forme que la violence peut prendre ailleurs, en l’occurrence au Brésil.

Bien sûr, il faut relativiser ce nombre de morts à l’ensemble de la population, qui au Brésil atteint 200 millions d’habitants. Malgré tout, le taux de morts par armes à feu y est supérieur ou égal à celui d’un pays en guerre ou en conflit civil armé. Quelques chiffres, tirés du Mapa da Violência 2015, parleront d’eux-mêmes : entre 1980 et 2012, tandis que la population brésilienne croissait de 61%, le taux de morts par armes à feu a augmenté, lui, de 387% (voire 460% chez les jeunes, noirs en particulier), passant de 7,3 morts à 21.9 pour 100.000 habitants. En 1980, 8.710 morts par armes à feu ont été comptabilisées ; en 2012, 42.416, ce qui représente, en moyenne, 116 morts par jour.

Il faut distinguer les morts accidentelles (+ 26,4%) des suicides (+ 49,8%) et des homicides, dont l’augmentation est la plus spectaculaire : +556,6% entre 1980 et 2012. Et c’est sans compter tous les décès non enregistrés en raison de sépultures sans certification, puisque ces chiffres sont divulgués depuis 1979 par le Subsistema de Informação sobre Mortalidade (Sous-système d’Information sur la Mortalité) du Ministère de la Santé brésilien, sur la base des actes de décès dressés par les médecins légaux.

Ce graphique de l'UNODC (United Nations Office on Drugs and Crime) illustre la part importante des armes à feu dans le total des homicides entre 1996 et 2007 : on observe une légère décroissance à partir de 2003, que le chercheur Julio Jacobo Waiselfisz, auteur du Mapa da Violência[1] attribue au vote de l’Estatuto do Desarmamento (Statut du Désarmement, loi n. 10.286 du 22 décembre 2003), visant à restreindre la possession d’armes à feu. Néanmoins, cette loi autorise actuellement tout citoyen âgé de vingt-cinq ans ou plus à posséder, sur justification, jusqu’à six armes à feu - ce qui, ajouté à toutes les armes qui circulent illégalement, constitue un immense arsenal. Par ailleurs, des opinions favorables à la révision, voire à la révocation de cette loi, circulent au sein du Congrès National. Et si la criminalité a en effet diminué dans les états de Rio de Janeiro et São Paulo, par exemple, elle a fortement augmenté dans les états du Nord et surtout du Nordeste, comme l’illustre ce tableau de l'UNODC.

Certes, c’est une forme de violence différente : non pas la folie de kamikazes déterminés à anéantir un pays et ce qu’il représente, mais celle de délinquants, trafiquants, cambrioleurs, petites frappes pour qui tuer équivaut à se laver les mains. Les uns, embrigadés à travers un profond lavage de cerveau ; les autres, esclaves de la drogue, de l’alcool, du crack. Pas de protection contre les premiers, ennemis masqués qui peuvent surgir n’importe où, n’importe quand. Des mesures de vigilance, souvent insuffisantes, contre les seconds, dont on se protège au moyen de hauts murs, de fils de fer barbelés ou électrifiés, d’alarmes de sécurité, de vigiles 24h/24, de restriction de ses libertés (ne pas se promener à pied, ou de nuit, ou dans certains quartiers, ou en possession de certains biens, etc.).

En commun, une peur qui peut virer à la paranoïa ; la sensation du danger, de celle qui noue le ventre, vide les tripes, fait couler la sueur dans le dos et rend les mains moites ; la conscience que tout peut basculer en quelques secondes : j’entends tous les jours des récits de cambriolages, d’agressions à main armée, en pleine journée. Alors on vit avec, on pense parfois tout quitter et émigrer pour un pays plus sûr, mais on est habitués, ça fait partie du quotidien, et des mentalités.

Le Brésil a ainsi adopté le mur (et la vitre teintée, voire blindée) comme une part de sa géographie urbaine, mais aussi de sa culture sociale : le mur qui protège, mais aussi le mur qui occulte. Pour ne pas recevoir, mais aussi pour ne pas voir – la pauvreté, la saleté, les enfants des rues qui sniffent de la colle, les éboueurs qui ramassent les ordures presque à mains nues, les employés domestiques entassés dans les bus aux heures de pointe, les ouvriers des chantiers en haute voltige sans filet, les adolescents désœuvrés, à la merci du premier recruteur venu...

Ce que les différentes violences que je tente de décrire ici ont aussi en commun est, me semble-t-il, de caractériser des jeunes, pour la plupart, issus de milieux défavorisés, marginalisés, ou se marginalisant d’eux-mêmes, d’une société dont ils ne se sentent pas faire partie, dont ils se sentent exclus, et contre laquelle ils se révoltent[2]. Des jeunes qui n’accordent aucun prix à la vie, ni celle des autres ni la leur, parce qu’ils estiment ne pas avoir de futur. Des jeunes qui veulent détruire ce qu’ils n’ont pas, à défaut de pouvoir se l’approprier[3].

Ils n’ont pas d’excuses. À la limite, des circonstances atténuantes : ségrégation, rejet, racisme, manque d’éducation, d’alphabétisation, misère sociale... Autant de fléaux qu’on ne pourra pas éradiquer du jour au lendemain. Mais qui ne cesseront de s’abattre si la société, qu’elle soit brésilienne, française, ou autre, ne se remet pas en cause et n’essaye pas d’inventer un véritable vivre-ensemble, en tirant les leçons de ses échecs, sans utopisme. Réduire la violence à zéro ? Impossible, l’ère du peace and love s’est achevée, avec un constat d’échec. Mais la réduire, oui. Et pour cela l’éducation est primordiale : non que je veuille prêcher pour mon église (ou plutôt ma salle de classe, en l’occurrence), car l’éducation est l’affaire de tous, et pas seulement des enseignants. Mais comment exprimer ses maux quand on n’a pas de mots ?

Alors, même si l’on n’a jamais conquis la paix avec la poésie, c’est avec ces quelques vers du poète João Cabral de Melo Neto que je terminerai, en hommage aux victimes des attentats de Paris, de la criminalité au Brésil, et de toutes les formes de violence de par le monde :

“E foi morrida essa morte,

irmãos das almas,

essa foi morte morrida

ou foi matada?

Até que não foi morrida,

irmão das almas,

esta foi morte matada,

numa emboscada.”[4]

“Et cette mort fut morte,

frères d’âme,

Fut-ce une mort morte,

Ou une mort tuée ?

Cette mort ne fut pas morte,

Frères d’âme,

Cette mort fut tuée,

Dans une embuscade. »

[1] Élaboré chaque année depuis 1998 par la FLACSO (Faculdade Latino-Americana de Ciências Sociais) et disponible sur : http://www.mapadaviolencia.org.br/index.php

[2] Voir l’article de Farhad Khosrokhavar paru dans Le Monde du 17 novembre dernier.

[3] Lire à ce sujet, pour les lusophones, la très intéressante analyse que Contardo Calligaris, écrivain et psychanalyste italo-brésilien, fait des attentats du 11 septembre dans Terra de ninguem, Publifolha (2004).

[4] Morte e Vida Severina (1955), disponible en ligne : http://www.releituras.com/joaocabral_morte.asp

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